« Lectures musicales », Journées du patrimoine 2019.

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Une animation créée tout spécialement pour cette journée par Monsieur Paul Jacquin. « Lectures musicales » met en musique quelques « lettres à Anne » qui content et racontent les anecdotes et souvenirs saintongeais de François Mitterand à Jarnac, la famille, la Maison.

Une création très intimiste qui rendait à la Maison son atmosphère, tout ceci agrémenté de musique, de nuages, quelques gouttes de pluie, un rayon de soleil et le chant des oiseaux.

Ci-dessous les extraits lus, certains ont été raccourcis.

 

 

 

 

 

 

Mercredi 12 Janvier 1966                                                                                                                    

Tout semble assoupi. J’ai l’impression d’être le seul à sentir la vie battre en moi, une vie confuse, déchirée, qui s’appelle douleur en ce 12 janvier.  Je n’ai pu évidemment aller à Saint Sulpice ce matin. Ma pensée se reporte vers les heures d’autrefois. Suis-je si bavard que tu demandes le silence ? j’aurai aimé pourtant évoquer cette part de mon passé : m’émeut cette attention que tu prêtes toujours à ce que fut mon enfance. Touvent, Jarnac, les quais de la Charente et leurs tilleuls rongés, la salle à manger transformée en chambre de malade, en chambre mortuaire derrière les petits carreaux de sa porte fenêtre…                                                                                                          

François

 

Jarnac, 5 août 1969                                                                                                                                            Je suis comme tu le vois, à Jarnac. Impression d’éternité : rien n’a bougé dans cette petite ville dans le demi-siècle que je la connais. Sensation dominante : la merveilleuse odeur de l’église. C’est une des plus envoûtantes réminiscences d’autrefois. Je suis allé au cimetière par une chaleur torride. Chaleur des étés d’enfance. Il y a trente-huit ans plus un jour c’étaient les obsèques de ma grand- mère aimée. J’ai pensé au petit garçon dans ce décor inchangé. Hier la course Merckx évidemment. La routine ensuite. Le dîner en Creuse dans un hameau enfermé entre deux coteaux. Je suis celui qui t’aime, mon Anne tant chérie.

François

 

3 juillet 1970                                                                                                                                          

C’est une vague de fond, mon amour, elle nous emporte, elle nous sépare, je cris, je cris, tu m’entends au travers du fracas, tu m’aimes, je suis désespérément à toi, mais déjà tu ne me vois plus, je ne sais plus où tu es, tout le malheur du monde est en moi, il faudrait mourir mais la mer fait de nous ce qu’elle veut. Oui, je suis désespéré. Le temps de reprendre souffle et pied ? Ô mon amour de vie profonde j’ai pu mesurer un certain ordre des souffrances. Ce sera peut-être le seul mot tranquille de cette lettre : je t’aimerai jusqu’à la fin de moi, et si tu as raison de croire en Dieu, jusqu’à la fin des temps. Je te rappelais hier la première mort que j’ai vue, qui m’a frappé au cœur, celle de ma grand-mère. J’étais assis dans un fauteuil au coin de la chambre d’en bas, très claire quand les volets ne sont pas mi-clos pour les morts, elle était étendue sur le lit, très belle je crois avec le profil de ma sœur Colette, je la regardais les yeux dévorant pour être sûr de graver l’image et surtout pour lui promettre de ne jamais oublier cet instant, notre amour, les jours vécus dans la grâce de l’enfance.il y a tellement longtemps de cela. L’image s’est parfois brouillée mais elle est là maintenant et m’accompagne. Je peux lui dire humblement avec quelques pardons que j’ai été fidèle.

F

 

Latché, 20 juillet 1972              

Ma chérie,

Ma main tremble un peu car elle est cramponnée sur le guidon du vélo que j’ai enfourchée ce matin pendant 10 kilomètres. L’émulation du Tour de France aidant je recommencerai demain.  A déjeuner est venu M. Lapeyronnie qui à l’âge de douze ans est entré au service de mon grand-père en 1912. Il aimait beaucoup ma mère, était à Jarnac quand je suis né, est allé à Londres avec mon grand-père qui achetait là chevaux, moutons et porcs d’élite pour sa propriété de La Treille. Il m’a raconté un tas d’histoires émouvantes. Mon grand-père enfermé dans son bureau et pleurant parce » que ses deux chevaux étaient réquisitionnés pour la guerre, ou veillant au confort des ouvriers agricoles (« c’est le premier du pays qui a fait plâtrer les pièces où nous dormions et qui augmentait les salaires sans attendre le gouvernement »), s’intéressait à tout, très gentil pour tous, mais très ferme quand il avait pris une décision. Ce Lapeyronnie trouvait ma mère très douce et ma tante très « officier à l’armée ». Il s’est ensuite  engagé comme mousse dans la marine marchande et a bourlingué quarante ans sur toutes les mers  sur le pourquoi pas ? du docteur Charcot (des grandes expéditions polaires). Il a gardé de son passage à Jarnac un souvenir très profond. Tu imagines, ce monde des miens, il y a 60 ans ! j’ai surtout noté les détails de la vie quotidienne. Les drames (la guerre des hommes) s’inscrivant en toile de fond.

Ton F

 

Latche, 19 Juillet 1973                                                                                                                          

Mon Anne chérie,

J’ai fait une grande marche ce matin sous le soleil : jusqu’à Messanges, sur une piste sablonneuse. Je lis maintenant les journaux avec une fatigue heureuse dans les jambes. L’après- midi est immobile et l’été commence à brûler. L’odeur de ce feu remonte des lointains de mon enfance. Je la hume. Elle sent l’épi coupé. Nous nous sommes promenés ensemble à Touvent du côté des Bouëges. La vie était à hauteur des haies. L’oiseau, les papillons, les sauterelles, tout ce petit monde, rappelle-toi, surgissait de mes années d’autrefois. Il y avait des fleurs très simples à l’étole blanche dont nous ne savions pas le nom. Tu comprenais tout de Touvent. Tu avais le même visage que ma grand-mère. Pour un peu tu aurais continué sa tapisserie sous les tilleuls. Je mélange tout, le cœur en fête. Je t’aime incorporée à mon univers le plus secret et le plus cher.

François

 

Février 1975                                                                                                                                                                            

LES DES,

Enfant, je ne jouais pas aux cartes et maintenant je n’y joue pas davantage. Si je pratiquais les échecs appris à dix-onze ans, c’est que mon grand-père maternel chez lequel je vivais, n’avait qu’un partenaire disponible sous la main. Nous restions de longues soirées, la conscience du temps perdue parmi nos pièces jusqu’à la prise du roi vaincu et nous allions nous coucher la tête toute occupée de gloire ou de revanche. Le Monopoly existait déjà. Mais je répugnais à dilapider mes heures disputant d’argent. Je n’avais pas de goûts marchands et n’en ai pas acquis. Le jeu de l’oie m’excitait davantage. La loi du hasard a le sombre attrait de la philosophie. Ce dé qui vous expédiait au cachot, en enfer, qui tout près du but vous tirait soudain vers le zéro avec le chemin à refaire ou qui traversait les embûches comme s’il avait des yeux pour les voir, j’éprouvais une délectation à le regarder décider pour moi. La sincérité m’oblige à dire que je n’imaginais pas qu’il pût tromper mes espérances quelque malheurs qu’il m’arrivât, que ma confiance en lui tenait à la foi que j’avais en moi-même. Du petit garçon qui était en moi et dont l’image visite ma mémoire à la façon de l’aiguille sur le disque rayé, glissant toujours vers les mêmes sillons qui poussent les mêmes notes, je ne sais plus grand- chose hors trois ou quatre situations fixées une fois pour toutes et dont l’éclat brille alentour. Un chemin creux que notre géographie familiale nommait le raidillon, conférant à ce diminutif une majesté singulière, une allée plantée de pommiers qui traversait des champs de blé, un mur du haut duquel, le dos sur la pierre plate, je plongeais dans le ciel, une fenêtre de grenier qui sentait le maïs et d’où je contemplais par-delà les tilleuls le paysage français qui a commandé à jamais l’idée que j’ai du paysage français.  Les conversations du soir, dans le noir, ma grand-mère immobile, les doigts noués sur son ouvrage un moment délaissé, regardant la nuit s’étendre sur le jardin.  Les paroles jaillissent à distance avec des épaisseurs d’ombre entre elles. Elles avaient un ton grégorien. Cela finissait par des oui et des non qui ne répondaient à rien ni à personne, chacun partait en voyage sur les étriers de l’imagination et hop ! plus vite que les fusées du cap Kennedy, franchissant les frontières du temps.

 

Le Roman familial de François Mitterrand, Marie BALVET

A Jarnac, Joseph Mitterrand s’abandonne au confort de la vie charentaise mais le voile de la nostalgie se pose sur lui : il n’a pas oublié ses rêves de jeune homme, ses ambitions refoulées : « Il s’était réfugié dans la réflexion loin de l’action qui le tenait et le repoussait à la fois. L’un des esprits les plus libres que j’eusse connus, il ne pouvait user de cette liberté qu’en tête-à-tête avec lui-même, ou avec nous, ses huit enfants, pendant les vacances à la maison. Il aurait aimé le mouvement des villes, le mouvement des idées. La solitude et le silence furent ses compagnons ».

François Mitterrand les évoque en 1975, lors d’un voyage en Irlande : « Je me souviens d’heures semblables, à Jarnac, quand j’allais rejoindre mon père qui pêchait sur la Charente, sa barque plate cachée dans les roseaux, à trois cents mètres de la maison. J’avais remarqué qu’il ne s’occupait guère du poisson. Je l’avais interrogé là-dessus et il m’avait dit que la vie était souvent comme la rivière. Il ne s’y passait rien à première vue. Les heures se répétaient de jour en jour, les jours aussi, un peu plus longs, un peu plus courts, et à leur tour les saisons. Mais si l’on y regardait de plus près, avec des yeux qui à force de voir, loin de s’user, s’ouvraient, on apprenait que tout changeait à tous instant. Rien ne changeait et tout changeait… J’écoutais. Mon père parlait peu. Il jetait les mots comme il lançait l’appât ».                                                                                                                                                                                                                                          Cette leçon de vie, François Mitterrand l’a retenue : « c’est sans doute de cette volonté profonde que je tire la tranquillité qui m’habite, une tranquillité du dedans, au creux des agitations du dehors. J’ai renoncé une fois pour toutes à l’impatience du lendemain pour ne considérer que la patience du temps. »